Je te raconte cette photographie.
J’avais 21 ans.
C’était juste avant la mort de mon père, juste avant ma rencontre
avec Robert Morel, juste avant mon premier compagnon de quatre ans. C’était
dans un champ, près de Manosque.
Celui qui a pris la photographie était un garçon complètement
stupide, un touche-à-tout et surtout, touche-à-rien, qui ne cessait
de me proclamer que j’étais la femme de sa vie, qu’il voulait
m’épouser.
Mon dieu, j’étais tellement désespérée par
ce vide de ma vie, tellement prête à me croire maudite, tellement
en manque de force au point de quand même proclamer ma révolte de
ce rien de ma vie, tellement prête à quand même faire un geste,
un dernier geste, comme on se suiciderait.
D’abord fermer les yeux, et puis agir, très vite, avant même
d’avoir le temps de réfléchir.
C’est pour mieux me suicider auprès de cet être le plus stupide
du monde que j’ai pensé dire oui, pour qu’il arrive quelque
chose, une mort lente, mais au moins, quelque chose ; auprès de l’être
le plus suicidant du monde mais le seul, de tout ce début de vie, à me
proposer enfin un semblant de quelque chose.
Le contraire exact de ce qu’il aurait été normal de me proposer à moi
mais tant pis, même le contraire exact de mon essentiel besoin, ç’aurait
pu être la submersion triomphante du mal dans ma vie, et l’abdication
de la beauté que je ne pouvais atteindre.
Mais déjà, j’avais trop pensé. Et je ne sais quelle
main d’ange a brusquement écarté de ma vie cet être
malsain.
J’étais au téléphone avec lui depuis très longtemps, à lui
parler de mon père mourant. On attendait que ce soit fini, il n’y
avait plus rien d’autre à attendre. Et moi, pour combler le temps,
je le tuais auprès de cet être suicidant. Des heures entières
au téléphone, enfermée dans ma petite prison de 25 mètres
carrés, allongée sur l’un des rares meubles que je possédais
: un matelas par terre, où je passais presque toutes mes journées
et mes nuits. Et soudain la main d’ange passe, la voix d’ange murmure à mon
oreille un mot inaudible, que je comprends pourtant, malgré moi. Puisque
je m’entends dire : il faut que je raccroche, on peut m’appeler d’un
instant à l’autre.
Alors, tout va très vite pour basculer. Il s’écoule peut-être
une dizaine de minutes avant qu’au milieu de la nuit le téléphone
sonne, et j’entends la voix de ma mère, très calme, très
sereine, très noble, me dire : c’est fini, on m’a prévenue
tout à l’heure.
Et elle me laisse à ma voix d’ange, la première.
Et, tout au long des mois qui suivirent, je sentis la présence d’amour
d’un père de qui je m’étais toujours écartée,
et cette présence m’a accompagnée, bienveillante, jusqu’à la
deuxième voix d'ange, celle de Robert Morel. Rencontré tout à côté de
chez moi où l’on exposait de ses livres objets.
Et à nouveau, je sentis cette même présence bienveillante
auprès de cet homme, mon aîné de 30 ans. Qui m’offrait
tout son amour sans résistance. Et même que cela n’avait aucun
rapport avec la publication. Que je pouvais quand même dire non à la
publication. Ou que je pouvais dire oui. J’ai dit oui. J’ai dit non.
J’ai dit je sais plus. Il a dit non. J’ai dit je sais plus. J’ai
pleuré. Il a dit : tu t’appelleras Anne.
J’ai séché mes larmes. J’ai dit oui.
Je me suis laissée aimer de toute ma faiblesse. Je disais non à son
corps, oui à ses mains, parfois, oui à ses lettres, oui à son
amour qui s’engloutissait, avidement, dans mon trou noir, démesuré,
inconsolable, inremplissable, incommensurable.
Et la deuxième voix d’ange me parlait à travers tout cela,
et m’inondait de tant de lumière et tant de grâce, qu’il
a bien fallu que je commence à reconnaître, au fond de moi, comme
la naissance d’une aurore.
Et petit à petit, le garçon stupide a disparu de mon regard. Et
petit à petit, je me rendais à la normalité de mes sentiments.
Et j’attendais quelqu’un. Et je rencontrais quelqu’un.
Et je pouvais même commencer à penser que je pourrais en avoir un
enfant, de cet amour naissant dans ma vie, que je pourrais en être heureuse
sans en avoir honte.
Et même si ce n’était encore que l’idée des choses,
j’ai vécu avec cette idée-là, tout contre moi, et
cela m’a tenu chaud, m'a rassurée comme un jouet d’enfant
peureux, ma troisième voix d’ange.
Et puis, une autre voix encore a parlé. Une voix d’homme. Le dernier
dans ma vie.
Il m’a tout de suite dit : entre nous, ce ne pourra être qu’éphémère,
mais je voudrais tellement te donner de la force, je voudrais te rendre aimable,
aimable un jour par un autre.
Et c’est celui-là qui m’a accompagnée jusqu’à notre
rencontre, qui m’a lâché la main juste avant, juste à temps,
pour te laisser entrer dans ma vie. TOI. Toi pourtant sans amour pour moi, toi
m’aimant si peu, me rendant si peu aimable et pourtant, oui, tu me rendais
quand même, à ta façon, aimable.
C’était comme une graine semée pour plus tard. Tu ne me rendais
que aimante, que de plus en plus aimante, jusqu’au vertige, jusqu’à entendre à nouveau
cette voix d’ange, mais qui cette fois parlait par ma bouche et jusqu’à toi,
et infatigable.
Je m’entêtais à rendre ce que l’on m’avait un
jour donné, cet amour infatigable, cet amour inconditionnel qui accompagne
de loin, et presque malgré l’autre, qui s’y refuse de toute
son âme, et à la fois le réclame de toute son âme,
l’engloutit comme un damné.
Et je me suis laissée sucer, aspirer cet amour. Et si tu ne venais pas
assez à moi le réclamer, c’est moi qui allais vers toi, contre
toi s’il le fallait.
Mais, j’ai voulu t’en repaître de mon amour : non ... pas mon
amour ... juste le souffle de cette voix d’ange qu’il nous est parfois
donné de recevoir et de transmettre.
Je t’ai aimé inlassablement, de toute cette voix d’ange qui
me soutenait, m’exhortait à ne pas renoncer, ne pas plier devant
l’ingratitude. Celle-là même que j’avais jusque-là déployée
en obstacle à l’autre, en obstacle à l’amour, en obstacle à la
vie, en obstacle au passé, en obstacle au futur.
Et de tout cet amour, j’aurais voulu à présent pouvoir faire
reculer tout ton manque d’amour, tout ton manque de passé, tout
ton manque de futur.
J’aurais voulu, tout simplement, guérir je ne savais quelle blessure
grave dont tu perpétuais encore en toi-même le sacrifice rituel,
d’en réouvrir la plaie pour qu’elle ne cicatrise pas.
Et même, sans connaître la blessure, c’est contre elle que
je guerroyais, et non contre toi. Toi, tu ne recevais que mon immense amour.
Réparateur.