L’AMANTE DE RIMBAUD


roman

2 Novembre 2005
Anne m’a fait aujourd’hui
un cadeau par l’alphaposte

Il y a dix ans, j’ai rencontré Olivier. Sa notoriété dans le milieu artistique a accentué le fait que je n’ai jamais résolu, à l’époque, de faire publier le récit – demandé en partie par lui – de notre brève relation. J’avais alors imaginé, dès 1994, que je restituerais en 2005 à l’homme qu’il serait devenu le récit non seulement de cette rencontre, mais encore pourquoi elle avait pu me bouleverser autant, et comment elle avait transformé toute ma conscience de l’espace-temps. Car j’ai utilisé les années discrètes qui ont suivi à décoder mon passé intime, recherchant les raisons profondes de cet étrange lien qui m’avait fait le rencontrer, mais aussi à anticiper comment ma propre transformation est solidaire d’une transformation collective.
Utilisant le passé et le futur pour rencontrer mon présent. L’individuel et le collectif pour rencontrer l’Etre.
Aujourd’hui, à l’approche de 2005, je peux rouvrir le dossier « Matthias REICHZWACH ». Parce que mon intention a changé, parce que si on ne peut pas aller à l’encontre de ce qui n’a pas lieu d’être (en publier le récit aussitôt écrit), on ne peut pas non plus aller à l’encontre de ce qui a lieu d’être (le publier avec la distance nécessaire).


J’avais imaginé qu’en mettant de la conscience dans le regard, une fonction que je nommais alphaposte s’ouvrirait entre celui qui regarde et un réseau existant, le Réseau-Vie.
Permettant ainsi d’accéder à des banques de données vivantes, passées, présentes ou futures, pour les transférer, les recevoir, ou simplement en avoir conscience.

Ce travail sur le Réseau-Vie et la fonction alphaposte préoccupa ma créativité pendant plusieurs années. Mais finalement, les choses de la vie peuvent être plus simples que celles imaginées.

Voici donc, intact, le récit de l’origine de tout cela.

 



L’amante

de

Rimbaud


Journal de Anne

1994



Me croirez-vous, aux confins ...

Un soir, jamais, peut-être, un matin, qui sait cela ? Votre permission est infime. Volatile. Ma volition fait tache dans le pur de l’attente. Me voilà repartie. Dans les rêves de l’enfance. De l’autre côté où bascule l’oubli. Où devient prononcé ce qui d’avance est perdu. De l’autre versant d’un miroir. L’envers soudain d’un décor familier. Rien n’est plus reconnaissable de cette façon-là que l’on savait reconnaître. Il faudrait alors inventer.
Réapprendre du silence une autre gravité, que l’entrave soumise du poids des choses délie soudain de son trouble.
Inventer alors ce qui n’a pas de nom, ou peut-être, ce qui est l’envers d’un nom. L’autre versant dont la face invisible cesse et devient à la fois.
L’accès à l'ange involontaire.
Me croirez-vous, aux confins, à cet endroit où se dissout ce qui n’a pas de rêve, à cet endroit où s’accomplissent les touchers subtils, me croirez-vous, aux confins, de ces espaces d’âme où le repos est promesse de ce qui nous est à venir, me croirez-vous, aux confins, de tout ce rêve devenu vie qui prend relais, entre vos mains.

Notre façon de frôler les choses et les êtres dans leur événement et leur poids ne dépend pas toujours d’un temps dont nous avons coutume.
Il arrive qu’un désordre incontrôlé nous livre avant l’heure ce qui ne s’accomplira que plus tard, comme si ces points-là du temps s’immergeaient tout entiers dans le sans temps, le hors temps, où l’accès à la constance des choses et des êtres nous est alors rendue décodifiable.

Il y a quelques années j’ai commencé un livre que je n’ai jamais écrit. Bien des raisons ont pu expliquer cela. Mais aujourd’hui je connais la raison vraie de cette impuissance.
Ce livre-là me fut donné à vivre, étrangement, au terme d’un long parcours qui ramenait à la vie tout ce que par ailleurs, par la littérature et par l’art, je n’avais cessé d’approcher par fragments. Sept années m’ont été nécessaires.

On dirait que la vie sait mieux que nous qui nous sommes.
Et la rencontre, la coïncidence de ces instants prédestinés avec l’empreinte fraîche de la vie, témoigne de ce mystère qui nous rend miraculés de quelque grand secret.

   
         
    La rencontre a lieu à Marseille, dans ma ville.
Ce soir-là, je dormis dans une autre ville, comme pour mieux échapper à cette évidente envie que nous avions eue, spontanément, d’une nuit ensemble.

Nous devons nous revoir le lendemain. Les événements en décident autrement.

Deux jours plus tard encore, nous nous manquons, sans même aucun signe de sa part. J’écris une lettre que je n’envoie pas.

Je réécris la même lettre, autrement.
Je l’envoie.

J’envoie d’autres lettres.
Beaucoup d’autres lettres pendant plusieurs semaines.

Je commence à téléphoner, parfois.
Il dit : tes lettres sont fortes. Il dit aussi : je ne peux pas te parler. Je te rappelle. Il ne rappelle jamais.

Je ne comprends pas ces approches et ces éloignements. Dans mon doute, ils m’obligent moi-même à m’approcher et m’éloigner de lui.

Une nuit je fais le saut.
Je provoque l’aveu.
Mon aveu provoque le sien.
Il avait eu envie de moi, cette nuit-là.
Il a envie de moi.

J’avais commencé pour lui mon premier travail sonore. C’était cela, l’aveu.
Une cassette donnée à entendre par le téléphone, en pleine nuit, de solitude à solitude, de désir à désir.
22h10, Marseille, il pleut. Un fax pour vous. J’ai envie de vous aimer, @.
22h 11. Fin du fax.

Quelque chose s’ouvrait en moi, un espace intérieur neuf. Qui ne s’apparentait plus aux « objets » que j’avais pu produire.
Je produisais des lettres qui devenaient des bandes son. C’était précairement reconnaissable. C’était de l’ordre d’un travail, et pourtant c’était de l’ordre de ma vie.
C’était de l’ordre d’un travail, et pourtant ce n’était plus de l’ordre de l’espace, du visible.
Je commençais à manipuler le temps comme autrefois l’espace.

Marseille, 0h22. C’est aussi celui-là le voyage que je cherche, le voyage en le temps qui croise le voyage en l’espace, la verticale qui croise l’horizontale, et m’amène au centre.
Je retrouve le lilas déposé par mon frère juste avant le départ, les messages de la veille et ceux de l’avant veille, et cette nouvelle voix, Georges A., bonjour bonsoir ; je les enregistre et je regrette encore, comme depuis longtemps, ton message perdu :

« Anne tu n’es pas là bonsoir c’est @ il est minuit tu peux me joindre à l’hôtel ………. au 91……… voilà non il n’est pas tout à fait minuit je t’embrasse »


Obsession de ce premier message, effacé plus tard de mon répondeur, mais donné en gage de la nuit manquée
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